Une baleine dans la Rance ! Les 2 jours…
Jeudi 10 février : une baleine dans la Rance ?!
Le téléphone sonne vers 10 h 30 ce jeudi matin, en pleine réunion de l’équipe scientifique d’AL LARK. C’est l’usine marémotrice de la Rance, partenaire de l’association pour l’amélioration et le partage des connaissances sur le comportement des mammifères marins. Un cétacé a été signalé tout près, en amont du barrage. Les turbines ont aussitôt été arrêtées. Personne n’imagine alors que ce sera pour plus de 24 heures. Personne à AL LARK n’imaginait non plus entendre un jour : « Il y a une baleine dans la Rance ! »
Au bout du fil, l’équipage pense d’abord à une erreur. L'aileron est petit : un marsouin, plutôt ? Mais les témoins parlent d’un cétacé d'au moins 5 mètres de long, contre 1,5 mètre pour un marsouin commun. Fausse piste, donc. Ses longues nageoires pectorales blanches et quelques photos suffisent : c’est bel et bien une baleine, une baleine à bosse !
Branle-bas de combat dans les locaux d’AL LARK. Tout le monde court s’équiper ; l’équipage entier part pour la Rance. L’un des semi-rigides de l’association est chargé sur sa remorque.
Un premier point est fait avec l’équipe du barrage à notre arrivée sur les lieux. AL LARK, correspondante du Réseau national échouages (RNE) depuis plus de 12 ans, intervenue sur plus de 120 échouages, prend le rôle de coordinatrice de l'opération de sauvetage. Pendant ce temps, le bateau de l'association est mis à l'eau.
L’usine marémotrice, construite en 1966, est composée de trois parties principales. L’écluse située côté Dinard (rive gauche), les turbines au centre et, côté Saint-Malo (rive droite), une série de six vannes à portes mobiles, de 15 mètres de large et 10 mètres de haut.
C’est par l’une d’entre elles que la baleine a franchi le barrage. C’est aussi par là qu’elle devra sortir pour retrouver sa liberté.
Le directeur de l’usine, Jean-Marie Loaec, annonce que les vannes ne pourront pas être ouvertes en direction du large avant 18 h, le temps que la différence de niveau entre la mer et la Rance se réduise, dans cette zone où le marnage peut atteindre 13,50 mètres. D’ici là, pas de temps à perdre ! Il faut retrouver l’animal, qui a déjà quitté les abords du barrage.
NB : La Rance coule du sud vers le nord. On descend donc le fleuve vers le haut (sur la carte) et on le remonte vers le bas.
Les scientifiques de la station marine de Dinard du Muséum national d’Histoire naturelle – Cresco (Centre de recherche et d’enseignement sur les systèmes côtiers), dont le directeur Jean-Luc Jung et son prédécesseur Éric Feunteun, ont eux aussi quitté leurs bureaux en urgence pour rejoindre la Rance à bord de leur bateau.
Appelée en renfort par AL LARK, l’association Cœur Émeraude met à l’eau une troisième embarcation, plus haut sur le fleuve, à Plouër-sur-Rance. Leur semi-rigide commence à descendre la Rance vers le barrage, tandis que le bateau d’AL LARK et celui du Muséum, avec des agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) chargés de la police de l’environnement à son bord, remontent le fleuve.
Vers 13 h, la baleine est enfin localisée. Cœur Émeraude a repéré son souffle vers le pont Saint-Hubert, une dizaine de kilomètres en amont du barrage ! Le cétacé nage toujours en direction du sud. Les trois bateaux vont la suivre à bonne distance, alors qu’elle longe les rives, passant même entre les mouillages de bateaux.
Juste au sud du port de Plouër, nous la voyons avec soulagement repartir vers le nord, avant de la perdre de vue à nouveau. Ce sont des plaisanciers et des sentinelles de l’OFB sur le rivage qui la signalent vers Saint-Suliac. La baleine descend la Rance à bonne vitesse. Les pompiers du SDIS 35 et la Gendarmerie maritime rejoignent également le dispositif.
Peu avant 15 h 30, le cétacé est enfin de retour au pied du barrage ! L’espoir de tous les acteurs : que le courant qui sera généré par l’ouverture des vannes l’incite à s’y engouffrer. L’idée de la guider immédiatement vers l’écluse est écartée, toujours en raison de la différence de niveau mer-Rance qui obligerait à maintenir l’animal enfermé plus de deux heures dans le sas. Une situation bien trop stressante et potentiellement dangereuse pour lui.
Pendant une bonne heure, la baleine fait des ronds dans l’eau dans la zone interdite à la navigation, devant les turbines. Mais avant qu’il soit possible d’ouvrir les vannes, elle repart vers le sud, au grand dam des équipes.
Pour bloquer son avancée et l'inciter à faire demi-tour, les bateaux impliqués dans l'opération tentent différents dispositifs : se mettre en rang en travers du fleuve, faire vrombir leurs moteurs, se déplacer pour générer des mouvements d'eau et du bruit... Mais l'animal se moque de tous ces efforts comme de son premier plancton ! Chaque fois, il se glisse sous les bateaux, continuant sa remontée, imperturbable.
Deux bateaux de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) nous rejoignent depuis Saint-Suliac. Mais la nuit commence à tomber, interrompant l’opération.
La direction du barrage, l’association AL LARK, les scientifiques et les autorités impliquées (la Préfecture maritime de l’Atlantique et Philippe Brugnot, sous-préfet de Saint-Malo, présent sur place) se concertent. Il est décidé de maintenir la Rance à un niveau élevé pour la nuit, afin que l’animal ne s’échoue pas. La Préfecture maritime émet un avis urgent pour interdire toute approche du cétacé.
Une présence inquiétante mais pas si étonnante
S’il ne fait aucun doute que le cétacé est une baleine à bosse (Megaptera novaeangliae), sa taille est, au départ, incertaine. Les premiers signalements mentionnent un animal d’environ 5 mètres, ce qui alarme l’équipage d’AL LARK. Cette taille correspond en effet à celle d’un individu de moins d’un an, donc non sevré. Ses chances de survie seraient alors nulles.
Fort heureusement, notre baleine s’avère mesurer 7 à 10 mètres : c’est une juvénile, déjà sevrée. Une fois adulte, elle atteindra 12 à 15 mètres, pour un poids de 25 à 30 tonnes.
Les baleines à bosse sont connues pour leurs sauts spectaculaires, auxquels notre infortunée visiteuse n’avait sûrement pas envie de se livrer. On les retrouve dans tous les océans du globe. Ce sont de grandes voyageuses : elles parcourent 10 000 à 25 000 kilomètres par an, au cours de leur migration entre leurs zones d’alimentation dans les eaux froides (en été) et leurs zones de reproduction et de mise bas dans les eaux tropicales ou subtropicales (en hiver).
Pour davantage d’informations sur les baleines à bosse : voir le Whale watching handbook (en français).
Pour celles qui viennent se nourrir en Europe du Nord, la Manche ne constitue pas un lieu de passage courant. Les observations n’y sont cependant pas exceptionnelles. Et elles pourraient devenir plus fréquentes.
Sami Hassani, spécialiste des mammifères marins et directeur du centre de soins d’Océanopolis (Association pour la Conservation des Mammifères et Oiseaux Marins de Bretagne, ACMOM) l’expliquait déjà en mai 2021, dans Voiles et Voiliers :
« Depuis plusieurs années, je suis surpris que l’on n’ait pas davantage d’observations de baleines à bosse. Parce que les populations de cette espèce se sont bien reconstituées partout dans le monde. Et ça fait déjà pas mal d’années qu’autour des Îles britanniques ou autour de l’Irlande, il y a beaucoup d’observations, entre le printemps et l’été, et jusqu’en Scandinavie. Et donc on sait qu’il y a des baleines à bosse qui viennent des Caraïbes, ou du Cap-Vert, et qui, au printemps ou en été, remontent la Manche, la mer Celtique, la mer du Nord, pour gagner les eaux plus septentrionales. Donc il doit y avoir du passage. Peut-être qu’elles ne sont pas détectées… Peut-être aussi que de loin on les confond avec des rorquals, si elles ne font pas de saut et qu’on ne peut pas voir leurs grandes nageoires. »
Mais que fait cette jeune baleine dans la Rance ? Ses déplacements et ses apnées, scrutés par les biologistes marins et Sophie Labrut, vétérinaire membre du RNE, semblent normaux. Mais la simple présence ici d’un individu jeune et isolé est une mauvaise nouvelle.
D’autant que des observations plus poussées ont révélé un état de santé potentiellement inquiétant. L’animal présente un amaigrissement modéré, signe de dénutrition, et des lésions cutanées multifocales avec desquamation au niveau de sa nageoire dorsale. Une peau abîmée peut être le témoin d’une immunodépression et indiquer une pathologie.
Vendredi 11 février : libérée
Le lendemain, briefing dès 8 h avec l’équipe du barrage. Les dirigeants de l’usine ont calculé qu’il sera possible, compte tenu des conditions de marée, de créer un courant favorable à la sortie du cétacé en ouvrant de façon exceptionnelle les vannes à partir de 9 h, si besoin jusqu’à 16 h. Ensuite, le niveau sera trop bas dans le fleuve. L’opération a donc 7 heures pour réussir.
Les planètes semblent alignées. Depuis tôt le matin, la baleine multiplie les allers-retours le long du barrage. Mais peu de temps avant l’ouverture des vannes… elle met une nouvelle fois cap au sud. Les bateaux mobilisés (AL LARK, station marine de Dinard, Affaires maritimes, Gendarmerie maritime et, depuis Plouër-sur-Rance au sud, Cœur Émeraude et OFB) la suivent jusqu’aux mouillages de Saint-Suliac.
Au vu de son indifférence aux bateaux, d’autres méthodes sont envisagées pour inciter l’animal à redescendre le fleuve vers le barrage – à l’aide de bruits métalliques ou de sons de ses congénères. Les scientifiques d’AL LARK et du Muséum sont en liaison depuis la veille avec une spécialiste de la communication des cétacés, Diana Reiss, en direct depuis les États-Unis, avec deux chercheurs en bioacoustique, Charlotte Curé et Olivier Adam, spécialiste des sons des cétacés, et bien évidemment avec l'observatoire Pelagis, coordinateur du RNE.
En milieu de matinée, notre cétacé repart vers le nord, porté par le courant, mais doucement, nettement moins vite que la veille. La descente de la Rance paraît bien longue à ses accompagnateurs…
De nombreux bénévoles de l’association AL LARK et de la Maison de la Baie du Mont-Saint-Michel se sont postés en guetteurs sur les rives du fleuve, mais aussi sur le barrage et en aval, à Saint-Malo et Dinard, pour pouvoir confirmer son passage. Des membres de Sea Shepherd sont également présents à terre.
Vers 11 h 45, la baleine est de retour dans la zone interdite à la navigation et effectue quelques passages le long du barrage. Toutes les équipes présentes croisent les doigts. Elle se dirige enfin vers les vannes.
À 12 h 05, elle retrouve sa liberté sous l’ovation du public !
Suivie par le regard attentif des guetteurs, elle traverse la baie en direction du large. Les bateaux d’AL LARK, des Affaires maritimes, du Muséum et de la Gendarmerie maritime la suivent à distance jusqu’à la hauteur de l’île de Cézembre, au large de Saint-Malo. Elle a retrouvé la mer libre !
Bon vent à elle...
Tout au long de ces deux journées, les renseignements et les propositions d’aide de plaisanciers et de pêcheurs ont été précieux. Nous avons pu aussi compter sur de nombreux bénévoles, dont l’investissement s’est montré indispensable. La coopération des médias, en particulier locaux, a été d'une grande aide pour retarder au maximum l'ébruitement de la nouvelle et ainsi limiter l'afflux de la foule.
L’association les remercie tous très chaleureusement. Il est réconfortant que la protection de la biodiversité mobilise toutes celles et tous ceux qui vivent sur ce territoire.
La coordination entre associations, institutions et autorités publiques, avec l’aide de bénévoles sur l’eau et à terre a démontré ici son efficacité pour protéger les cétacés. Nous regrettons qu’elle ne soit pas toujours voulue par tous.
Bon vent à celle qui aura partagé, malgré elle, quelques moments avec nous. Espérons qu’elle profite longtemps des océans, loin des nuisances des humains.
Photos (sauf mention contraire) et carte © Association AL LARK - Tous droits réservés